Le paradoxe congolais : de la libéralisation au patriotisme économique

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Depuis l’indépendance, la législation économique de la République Démocratique du Congo se caractérise par un mouvement pendulaire entre des mesures de libéralisation ouvrant certains secteurs clés aux capitaux privés, tant congolais qu’étrangers, et des dispositions protectionnistes sinon même nationalistes se réclamant d’un patriotisme économique souvent mal compris.

Parmi les dispositions légales récentes qui emportent l’ouverture du marché congolais aux capitaux privés, il faut principalement mentionner : 

  • la loi n° 14/011 du 14 juin 2014 relative au secteur de l’électricité qui, mettant fin au monopole de la Société Nationale d’Électricité (SNEL) ouvre le marché de la production, du transfert et de la distribution de l’électricité au secteur privé. Outre l’obligation évidente de justifier de la capacité technique et financière pour opérer, la loi pose pour seule condition d’éligibilité d’être une personne physique ou morale de droit congolais et d’être établie en République Démocratique du Congo. La société exploitante, titulaire d’une concession, d’une licence, d’une autorisation ou d’une déclaration, selon le type d’activité exercée dans le secteur de l’électricité, peut disposer d’un capital majoritairement sinon même entièrement détenu par des investisseurs étrangers.
  • la loi n° 15/005 du 17 mars 2015 portant code des assurances, qui supprime le monopole de la Société Nationale d’Assurances (SONAS) et permet au secteur privé d’opérer en République Démocratique du Congo sous forme de société anonyme non unipersonnelle ou de mutuelle ayant son siège social sur le territoire congolais. Elle précise qu’une entreprise étrangère peut pratiquer sur ledit territoire, pour autant qu’elle satisfasse à cette exigence et qu’elle constitue donc une filiale en République Démocratique du Congo. Aucune exigence n’est posée en terme de participation de partenaires congolais au capital de cette société.

En sens contraire et parallèlement à cette vague de libéralisation dans des secteurs d’activités qui ressortissaient antérieurement au monopole de sociétés étatiques, d’autres secteurs qui, jusqu’alors étaient largement ouverts aux opérateurs et investisseurs étrangers, se sont vu frapper par des mesures de type protectionniste :

  • alors que la loi n° 73/021 du 20 juillet 1973 portant régime général des biens autorise l’octroi de concessions foncières à des personnes physiques ou morales étrangères pour une durée de 25 ans renouvelable, la loi n° 11/022 du 24 décembre 2011 portant principes fondamentaux relatifs à l’agriculture restreint, dans son article 16, l’octroi de concessions sur les terres agricoles aux personnes physiques de nationalité congolaise et aux personnes morales de droit congolais dont les parts sociales sont majoritairement détenues par l’Etat congolais et/ou par des nationaux. Et l’article 82 d’ajouter que les détenteurs existants d’une concession agricole sont tenus de se conformer aux dispositions de la loi dans les douze mois de son entrée en vigueur.
  • la loi n° 17/001 du 8 février 2017 fixant les règles applicables à la sous-traitance dans le secteur privé réserve, en son article 6, l’activité de sous-traitance aux entreprises à capitaux congolais et promues par des Congolais. L’article 31 précise que les entreprises étrangères titulaires de contrats de sous-traitance ont douze mois pour se mettre en conformité avec les exigences de la loi.

Force est de constater que, tout en se réclamant du patriotisme économique, le but officiellement affiché par le législateur étant de favoriser le développement d’une classe moyenne et l’émergence d’une expertise nationale, ces dispositions légales relèvent davantage du nationalisme et du protectionnisme sinon même d’une forme nouvelle de « zaïrianisation », de triste mémoire pour l’économie congolaise. 

On relèvera au passage, sans entrer dans le détail d‘une analyse juridique approfondie qu’elles sont en contradiction flagrante avec l’article 35 de la constitution congolaise qui, tout en promouvant l’expertise et les compétences nationales, garantit, en tant que principe fondamental, l’égalité de traitement des Congolais et des étrangers quant au droit à l’initiative privée.

Les autorités congolaises s’en sont d’ailleurs rendu compte puisque les articles 16 et 82 de la loi agricole du 24 décembre 2011 n’ont jamais été appliqués et que des amendements ont été déposés auprès du bureau de l’Assemblée Nationale où ils sont toujours en attente d’être débattus.

Et paradoxalement, une fois de plus, alors que le but affiché par la loi agricole est de protéger les terres des agriculteurs locaux contre la mainmise des groupes agro industriels étrangers, le gouvernement congolais s’est lancé dans la création de gigantesques parcs agro-industriels, y voyant le moyen idéal de transformer l’agriculture congolaise de subsistance en un véritable moteur de développement de l’économie nationale. Un projet pilote fut mis en œuvre à Bukanga Lonzo (Bandundu) qui entraina la mainmise de l’Etat sur des terres exploitées par des communautés locales. La gestion du parc fut confiée au groupe sud-africain Africom, en totale contradiction avec la lettre ou à tout le moins l’esprit de la loi agricole. L’opération se solda par un échec cuisant puisque Africom a plié bagage en 2017.

D’où la question : l’Etat n’aurait-il pas mieux fait de consacrer les gigantesques moyens utilisés pour créer et équiper le parc, à la fourniture d’intrants agricoles, de semences de qualité et d’équipements aux communautés locales et à la remise en état les dessertes agricoles qui, sur l’ensemble du territoire congolais, sont dans un état de profonde détérioration ?

La loi sur la sous-traitance suscite elle aussi des inquiétudes, non seulement en raison du caractère vague et défectueux de sa rédaction, mais également en regard des conséquences désastreuses qu’elle pourrait avoir pour l’économie congolaise vu l’absence de mesures d’accompagnement et la situation sur le terrain. En effet, à défaut d’accès au financement et de développement du savoir-faire, la loi n’atteindra pas son objectif d’ émergence d’une économie privée aux mains des Congolais.

De plus elle risque de vouer à la disparition bon nombre d’entreprises congolaises appartenant à et gérées par des personnes qui, sans avoir la nationalité congolaise, vivent dans le pays depuis des décennies, disposent de l’expertise requise et participent au développement de l’économie formelle. 

En l’état actuel des choses, la loi ne pourra que favoriser l’élite financière congolaise existante et non l’émergence d’une classe moyenne actuellement inexistante.

On ne peut que suivre Eric Delbecque1 selon qui le patriotisme économique, ce n’est pas prendre des mesures d’interdiction ou de protectionnisme; c’est permettre d’assurer à la nation des retombées positives pour le développement des entreprises en termes de croissance et d’emploi : « Dans le monde contemporain, tissé chaque jour par l’interdépendance globale des activités humaines, des états et des nations, toute forme de bunkérisation est d’avance vouée à l’échec. Ethiquement contestable le repli sur soi serait de surcroît inefficace ».

Fermer aux étrangers la porte d’accès à des secteurs clés de l’activité économique et obliger ceux qui s’y trouvent déjà à vendre le fruit de leurs efforts ou à mettre la clé sous le paillasson ne favorisera d’aucune manière le développement de la République Démocratique du Congo ni a fortiori celui de sa population.

Faire preuve d’un patriotisme économique, au sens bien compris du terme, c’est avant tout veiller à doter la population congolaise des outils, des infrastructures et de la formation qui sont indispensables pour qu’elle puisse progressivement et naturellement prendre en main l’activité économique privée du pays. C’est également mettre la diaspora congolaise en confiance pour qu’elle revienne au pays ou, à tout le moins, pour qu’elle y investisse. C’est encore veiller à ce que le pays puisse progressivement produire de la valeur ajoutée là où il ne fait actuellement qu’exporter des produits bruts. Sur ce dernier plan, l’obligation faite par le nouveau code minier aux entreprises extractives de traiter et de transformer les substances minérales sur le territoire congolais constitue indubitablement un pas dans la bonne direction.

Puisse le nouveau gouvernement congolais, dirigé par un distingué professeur d’économie, prendre les bonnes mesures pour que la République Démocratique du Congo, potentiellement si riche, entre enfin dans la voie de la véritable émergence économique et sociale. 

HERMAN LEMAIRE
Avocat
ABlegal
www.ablegal.be