La Blockchain, un enjeu de taille pour l’Afrique

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Par Luca Roscini –  AB LEGAL

 

Il a certainement dû vous arriver d’entendre ce mot abracadabrant « Blockchain ». Ce mot est sur les lèvres de beaucoup mais peu comprennent de quoi il retourne.

 

Ce mot aura probablement été prononcé dans une phrase qui arborait également le terme « Bitcoin » ou à tout le moins « crypto-monnaie ».

 

Vous aurez marqué un temps d’arrêt sur ces expressions ; peut-être aurez-vous placé un  peu convaincu: « j’en ai entendu parler… » et aussi vite oublié, vous disant, pour vous rassurer, que c’était une affaire de geeks, que les nouvelles technologies vous intéressaient peu car elles n’affecteraient pas, du moins dans l’immédiat, votre pratique quotidienne.

 

Vous vous trompiez car la Blockchain représente aujourd’hui ce que, mutatis mutandis, l’internet était au début des années 90, une révolution dont tout le monde ignorait l’étendue. A la différence près qu’il ne faudra pas attendre trente ans pour que la Blockchain révolutionne notre vie à tous.

 

Qu’est-ce donc que la Blockchain ? Il s’agit d’une technologie qui permet l’inscription, le stockage et la transmission de données figées à un moment donné,  de manière transparente, infalsifiable, indestructible, immuable sans le consensus des utilisateurs et ce, sans l’entremise d’une quelconque autorité. Autrement dit, la Blockchain est un registre virtuel (le « ledger ») qui contient l’historique, partagé entre les utilisateurs, de l’ensemble des échanges effectués depuis sa création. Ces échanges, validés par les utilisateurs, sont inscrits dans des pages scellées et reliées entre elles (les « blocs ») de manière cryptée et éparse. Chaque utilisateur peut ainsi vérifier la validité de la chaîne qui est pratiquement inattaquable au vu de la fragmentation et du cryptage des informations y contenues.

 

La Blockchain  comporte, pour paraphraser Gabriel Garcia Márquez, la chronique d’une mort annoncée :

 

  • de l’autorité centrale dans tous ses états, c’est le cas de le dire, publique ou privée. La Blockchain se veut totalement décentralisée et à l’abri de tout contrôle externe, y compris des Etats. Un exemple: la monnaie qui est un outil régalien cède le pas à la crypto-monnaie qui est « frappée » virtuellement hors tout contrôle étatique et est uniquement influencée par le marché ;

 

  • des tiers de confiance traditionnels, émanations de l’Etat (notaires, huissiers de justice, etc.) et des banques, du moins dans leur mode de fonctionnement actuel. Le notaire peut se faire quelques soucis, tout comme l’avocat vis-à-vis de l’essor de l’intelligence artificielle et des « contrats intelligents » ;

 

  • des intermédiaires comme eBay, Uber, Airbnb destinés à être remplacés par cette technologie qui ouvre la voie à la véritable économie collaborative.

 

En bref, la Blockchain est une technologie iconoclaste où le ‘code’ (pas au sens que les juristes affectionnent) tient lieu de loi entre les parties.

 

Le continent africain, moins encombré du point de vue de la législation et des autorités de régulation, capable d’un leapfrog technologique et avec un besoin urgent de restaurer la confiance des investisseurs,  y a décidemment toutes ses cartes à jouer.

 

A cet égard, l’«algorithme de confiance » Blockchain peut se décliner en une série d’applications susceptibles de pallier la méfiance enracinée des investisseurs. Pensons à la traçabilité des différents produits (notamment les médicaments) et des matières premières, à la certification des registres et documents administratifs, à l’accès au financement de populations narguées par les banques, au développement de « formules » typiquement locales qui remplacent le crédit bancaire (je pense aux tontines camerounaises, les « Njangi »), au partage d’énergie, au suivi des marchés publics.

En matière de certification de documents administratifs, prenons le domaine foncier.

 

La Suède est l’un des premiers pays en Europe à mettre son registre foncier sur Blockchain. Ici l’enjeu est strictement financier et vise à réaliser des économies dans les dépenses de la res publica.

 

Ailleurs, les enjeux sont de toute autre nature. Une partie non négligeable des différends fonciers naît de la facilité avec laquelle les dossiers classés dans des archives poussiéreuses sont soustraits, détruits ou modifiés par des fonctionnaires complaisants.

 

En RDC, et sur le continent en général, le domaine foncier est le  premier pourvoyeur de procédures judiciaires. On parle d’un pourcentage de 75% du contentieux global.

 

Pour pallier ce problème, des initiatives sont prises afin de moderniser les cadastres fonciers. Une bonne gestion foncière est non seulement un facteur de paix mais aussi un moyen efficace de rassurer les investisseurs et maximiser les recettes de l’Etat, qui, du fait de l’enregistrement fiable des données, peut fixer objectivement l’assiette imposable et procéder au recouvrement des impôts y afférents.

 

Dans le sillage du Honduras, où l’abus en matière foncière constitue une véritable plaie, qui a confié à la société Epigraph la mission de répertorier l’entièreté du territoire sur Blockchain et du gouvernement brésilien, qui a mis en place un projet similaire en partenariat avec la société Ubiquity, au Ghana, Bitland s’est donnée pour mission de permettre aux institutions et aux personnes privées qui le souhaitent de procéder à l’arpentage de leurs parcelles et d’enregistrer leurs actes fonciers sur une Blockchain.

 

C’est dans cette mouvance que la RDC et le Cameroun ont relevé, non sans se heurter aux réticences des fonctionnaires concernés, le pari de la numérisation de leurs cadastres fonciers. Il est toutefois dommage, même s’il n’est pas trop tard, que ces deux pays ne se soient pas tournés d’emblée vers la Blockchain.

 

Dans le domaine de l’énergie, une jeune startup belge active au Cameroun, Solarly allie la technologie Blockchain à la production d’énergie solaire, mettant en réseau des utilisateurs aux fins du partage d’énergie.

 

Il s’agit d’exemples éloquents sur les potentiels bienfaits de la Blockchain. Les enjeux pour l’Afrique sont énormes. Il suffit de penser à la possibilité d’organiser des élections transparentes et de permettre l’accès aux services financiers de larges pans de la population. C’est dans ce domaine et notamment dans celui des paiements via mobile, où des applications comme M-pesa ont déjà montré la voie, que le vrai défi va se jouer.

 

Pour gagner ce pari, les Africains doivent toutefois s’approprier cette technologie pour ne pas se retrouver, une fois de plus, liés à des structures contrôlées par d’autres pays. Peut-être la jeunesse du peuple africain et celle de cette technologie pourraient-elles représenter une symétrie gagnante ? L’Afrique doit aussi soigner son approvisionnement électrique, car la Blockchain est très énergivore, et assurer un accès stable et continu à l’internet.

 

Reste alors à se demander, surtout quand nous évoquons la possibilité d’organiser des élections transparentes, si cette technologie démocratique et à la portée de tous ne sera pas brimée ou si elle profitera réellement aux masses. Il est trop tôt pour se prononcer mais tâchons de rester optimistes.