Nos lecteurs connaissent vraisemblablement votre note de politique générale présentée le 31 octobre dernier (2023) à la Chambre. Vous y évoquez notamment un partenariat stratégique dynamique et global avec l’Afrique. Dans le cadre du commerce extérieur, quelles sont les principales mesures concrètes que nos entreprises devraient prendre pour aborder efficacement les politiques de développement, les questions migratoires et les enjeux culturels ? Un plan Marshall modernisé pourrait-il être la solution ?
Il est en effet très important que nos liens avec le continent africain s’expriment aussi à travers le commerce extérieur. Je suis intimement convaincue que des entreprises européennes qui font du business en Afrique, ou inversement, et qui prévoient des bonnes conditions de travail, peuvent apporter beaucoup à la fois aux populations, et aux relations intercontinentales.
Plusieurs dispositifs existent. Le Global Gateway, par exemple. Il doit faciliter les investissements dans l’infrastructure, vise à faciliter l’accroissement des économies africaines, et démontre que l’Union européenne s’intéresse, grâce à son expertise, à fournir des solutions à des défis économiques et structurels.
Au niveau de la coopération, l’Union européenne et la Belgique investissent beaucoup dans l’amélioration des conditions de travail, les capacités techniques, etc.
Nous devons également travailler à faciliter les investissements de notre secteur privé pour investir en Afrique. Je pense particulièrement au développement des chaînes de valeur locales et à la création d’emplois pour la jeunesse.
Les Etats africains ont, de leur côté, beaucoup à faire pour améliorer le climat des affaires. Mais nous devons aussi nous regarder dans le miroir.
Inclure pleinement notre secteur privé dans les projets Global Gateway est une des clés, tout comme l’idée d’une plus grande synergie entre nos agences de crédits à l’exportation.
Si je m’attache particulièrement, mais pas exclusivement, à la politique migratoire, c’est parce qu’elle présente à la fois des dimensions économiques et culturelles. Économiquement, un déplacement massif de populations exige une gestion économique et humaine significative. Cela soulève également une question fondamentale : pourquoi les populations concernées ressentent-elles le besoin de migrer, malgré les risques importants (parfois létaux) associés à ce déplacement et les conditions souvent difficiles qui les attendent à destination, sans oublier le choc culturel inévitable ? Dans ce contexte, quelle devrait être une politique d’aide au développement de l’Afrique ?
La question que nous devons nous poser est : quelle est la raison qui pousse les gens à quitter leur terre natale, parfois au péril de leur vie ?
On ne quitte pas sa famille, ses amis, sa maison, son pays sans raison.
Ceux qui empruntent les voies migratoires essaient bien souvent d’échapper à la violence, à l’injustice, à la discrimination, à la pauvreté. Ils espèrent trouver chez nous des perspectives, avoir un revenu pour faire vivre leur famille, s’épanouir.
Pour que la migration ne soit plus une nécessité douloureuse mais un choix, nous devons – à travers la coopération internationale – aider nos pays partenaires à créer des emplois, des opportunités économiques pour les femmes et les jeunes notamment.
Nous devons les appuyer dans le développement d’infrastructures de base : écoles, hôpitaux… Nous devons contribuer à la concrétisation des droits humains fondamentaux.
Nous voulons créer les conditions pour que chacun puisse se prendre en main et décider de son destin.
La question précédente nous amène à aborder un aspect plus politique du commerce extérieur. Quels marqueurs doivent définir, selon vous, une politique de commerce extérieur et de développement ? Y-a-t-il des marqueurs particuliers qui empêcherait des relations commerciales et des politiques de développement ?
Il me semble important de bien distinguer l’aide humanitaire de la coopération au développement.
La première vise à fournir une assistance urgente en cas de catastrophes naturelles et de conflits. Elle est guidée par des principes d’humanité, de neutralité, d’impartialité et d’indépendance. L’objectif est donc de sauver des vies humaines, indépendamment d’autres considérations.
La coopération au développement s’inscrit davantage sur le long terme et vise à ancrer des améliorations fondamentales.
Le contexte, dans ce cas, peut nous amener à réduire, voire suspendre, notre aide. Je pense par exemple à des violations graves des droits humains ou à des mesures prises qui pourraient avoir un impact sur la mise en œuvre des projets et sur la sécurité du personnel.
Une telle décision n’est pas sans conséquences. Elle doit donc être clairement réfléchie.
Mais c’est aussi un signal clair envoyé au pays partenaire, un message de désaccord.
Quelles relations faites-vous entre la politique menée pour favoriser le commerce extérieur et une politique de développement ?
Le commerce extérieur est un moteur de croissance : il permet de créer des perspectives économiques et des emplois et de contribuer ainsi, moyennant les politiques adéquates, à la réduction de la pauvreté. Les échanges commerciaux doivent toutefois tenir compte du niveau de développement des partenaires.
C’est ainsi par exemple que sur le plan européen, les échanges avec les pays moins avancés sont soumis au système généralisé de préférences qui permet à de nombreux Etats d’accéder de manière préférentielle au marché européen, via des droits de douane réduits ou inexistants pour certains biens, afin de compenser leurs difficultés économiques.
Cet accès privilégié n’est toutefois pas sans condition puisque les pays éligibles doivent mettre en œuvre une série de conventions internationales portant sur les droits de l’homme, la bonne gouvernance et l’environnement.
Le mystérieux marché d’Adam Smith est-il un outil contemporain pour répondre aux défis actuels, notamment en matière climatique et de politique durable ?
L’économie de marché permet une vision rationnelle des choses car l’offre et la demande se rencontrent et permettent ainsi une allocation efficace des ressources.
Elle repose sur la concurrence et permet de faire baisser les prix tout en incitant à la compétitivité et à l’innovation. Elle est, enfin, nécessaire pour garantir la liberté d’entreprendre, mais aussi la liberté de poser des choix individuels en fonction des préférences des individus.
Cela n’empêche cependant pas l’Etat de jouer un rôle de régulateur en fixant un cadre, et en encadrant les règles du jeu. C’est important du point de vue social pour veiller à ce que tout le monde ait une chance équitable de réussir, en aidant ceux qui sont en difficulté et en protégeant les acteurs plus faibles contre des pratiques abusives.
C’est également crucial du point de vue environnemental car le marché ne prend pas en compte les externalités négatives environnementales. L’Etat doit donc essayer d’impacter les comportements et guider le marché vers la nécessaire transition écologique.
Nous avons évoqué notre plus proche voisin, l’Afrique, mais les pays des Caraïbes et du Pacifique semblent oubliés. Ces régions affrontent parfois des questions de survie face au dérèglement climatique. Une politique particulière ne devrait-elle pas être mise en place ? Dans l’affirmative, quelle devrait-elle être ?
Notre relation avec l’Afrique est évidemment très dense et basée sur une histoire commune riche et intense. Avec les pays des Caraïbes et du Pacifique, nous avons une relation cordiale, basée sur des valeurs communes et des liens humains non-négligeables, qui s’étendent au-delà de la distance géographique.
Outre les liens politiques, économiques et culturels classiques avec ces pays, la Belgique soutient leur développement à travers la politique de l’Union européenne et des instances multilatérales.
C’est notamment le cas dans la réponse aux défis communs, dont celui du changement climatique, qui affecte gravement certains de ces pays. C’est un des focus principaux de l’action de l’Union européenne dans ces régions.
Vous êtes aussi en charge de la politique européenne. Vous avez évoqué une politique de la défense commune des membres de l’UE. En tenant compte des traités européens existants, cette politique ne pourrait-elle pas trouver une coordination à travers la politique industrielle, qui relève de la compétence de l’UE ? Si tel était le cas, quel rôle pourraient jouer nos partenaires extra-européens non américains du point de vue industriel, notamment dans le secteur des matières premières minières ?
La politique de défense et la politique industrielle sont intimement liées. Si nous voulons développer une bonne défense européenne, il faut investir davantage dans notre base industrielle de défense, et vice-versa.
Afin de faciliter la coopération, il est primordial de renforcer l’interopérabilité entre nos armées et d’éviter les doublons ou le déploiement non-efficient des moyens.
Le sujet est également lié au développement de l’autonomie stratégique ouverte de l’Union européenne. Le volet externe de cette aspiration accentue le fait que nous devons travailler ensemble avec des partenaires non-UE pour s’adresser à des enjeux communs.
Cependant, afin de réduire nos dépendances, nous devons aussi créer plus de partenariats externes à travers des accords de libre-échange, mais aussi des accords qui visent à faciliter l’accès à des matières premières. Ceux-ci permettent de diversifier nos chaines d’approvisionnement et de créer de nouveaux marchés.
L’UE semble mettre en place des traités de libre-échange avec des partenaires extra-européens. Cette recherche de mondialisation industrielle doit-elle être questionnée ? Ne devrions-nous pas définir des marqueurs transparents et nécessaires ? La résistance des agriculteurs européens à une concurrence débridée est une interrogation d’actualité.
La Belgique est une économie extrêmement ouverte qui dépend en grande partie des échanges commerciaux tant au sein de l’Union européenne qu’avec des pays tiers.
Dans le contexte géo-économique actuel, nous avons besoin d’accords commerciaux pour ouvrir de nouveaux marchés pour nos entreprises exportatrices et pour diversifier nos approvisionnements, notamment pour les matières premières critiques.
C’est crucial tant pour la compétitivité de nos entreprises que pour l’autonomie stratégique européenne et pour la transition énergétique de notre continent.
Mais évidemment cela ne veut pas dire qu’on doit laisser notre économie faire face à une concurrence débridée et illégitime. L’Union européenne a renforcé son arsenal d’instruments de défense commerciale durant ces cinq dernières années en se dotant notamment d’un instrument anticoercitif et d’un instrument permettant de lutter contre les subventions étrangères qui mènent à de la concurrence déloyale.
L’Union européenne renforce aussi depuis plusieurs années les chapitres relatifs au développement durable dans les accords commerciaux. La Belgique est un des pays les plus proactifs dans ce domaine et soutient la nouvelle approche de la Commission européenne qui a notamment été appliquée dans l’accord de libre-échange avec la Nouvelle-Zélande.
En outre, la Belgique plaide aussi pour que l’Union européenne prenne en compte les sensibilités de certains secteurs comme l’agriculture.
Le commerce extérieur belge est l’un des moteurs importants de notre économie. Néanmoins, la coopération entre les Régions, et éventuellement les communautés, ne semble pas optimale. Faut-il revoir et coordonner tous les accords de coopération nationaux et, éventuellement, renforcer celui qui créa en 2002 l’Agence pour le Commerce Extérieur afin de doter la Belgique d’un acteur commun dynamique avec une stratégie transparente ?
J’ai eu l’occasion, durant mon mandat de participer à plusieurs missions économiques princières : au Sénégal, en Australie, et au Japon.
Je dois dire que la coopération se passe très bien sur le terrain entre les régions et avec le niveau fédéral.
Je salue également le travail remarquable, fédérateur, de SAR la Princesse Astrid.
Les entreprises participantes restent très demandeuses de ce type d’initiatives. Les succès sont d’ailleurs impressionnants, lors de chaque mission.
Je pense par exemple à ce que nous avons fait pour les industries artistiques et créatrices au Sénégal ou encore les projets belges de mobilité verte en Australie. Nous pouvons bien sûr toujours améliorer cela.
Donner des moyens suffisants à l’Agence pour le commerce extérieur est en effet nécessaire. Ce sera certainement un sujet important pour la prochaine législature.
La Belgique a présidé jusqu’en juin le Conseil de l’Union européenne et est maintenant membre du trio européen. Quelles priorités seront avancées par la Belgique pour promouvoir la politique de développement (belge et/ou européenne), sachant que le commerce extérieur est une prérogative de l’Union ?
La politique commerciale est un outil pour promouvoir la politique de développement, mais certainement pas la seule.
Même si la politique commerciale est une prérogative de l’Union, la Présidence et les Etats Membres ont un rôle important à jouer.
Le Trio de présidences successives s’est mis d’accord pour avancer un agenda commerciale bilatéral ouvert, durable et assertif.
La reprise de chapitres commerce et développement durable continueront à être un point d’attention dans l’implémentation des accords de libre-échange.
Nous continuerons aussi de plaider pour qu’une solution puisse être trouvée entre les différentes institutions pour pouvoir adopter la modernisation du règlement relatif au système de préférences généralisées.
Entretien réalisé par/
Interview afgenomen door
Johan Vanden Eynde
Avocat/Advocaat